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Le rap chrétien : une nouvelle façon de s’adresser à Dieu ?

Il y a quelques jours, au Cirque royal à Bruxelles, plus de 900 personnes se sont retrouvées pour écouter le concert du rappeur américain chrétien Lecrae, actuellement en tournée en Europe. Aux États-Unis, ce chanteur texan de 35 ans est une star qui semble être parvenue à séduire un public ne se limitant pas aux seuls croyants : 88 000 albums vendus pour son dernier titre Anomaly et plusieurs Grammy Awards attestent de son large succès. Ses chansons sont un témoignage : celui, personnel, d’un drogué repenti, converti au christianisme ; celui aussi d’un noir qui vit aux États-Unis. Entre les gospels très connotés d’un point de vue religieux et le rap mainstream, il a trouvé sa voie et imposé sa voix.

Cela fait une trentaine d’années que le rap, un peu partout dans le monde, s’est modulé en fonction des cultures locales, dans lesquelles la religion tient parfois une place fondamentale. Il s’agit pour ceux qui écrivent ces textes de parvenir à parler de Dieu et des textes sacrés au moyen de styles musicaux hétérogènes, le plus souvent distincts des musiques chrétiennes traditionnelles. Les paroles et les images marient dès lors souvent références bibliques, sacrées donc, et profanes, voire païennes.

Dans cette dynamique, le rapport à l’autorité religieuse (les Eglises et leurs représentants) peut diverger profondément. Certains se veulent les porte-paroles de communautés particulières et refusent toute évocation du monde profane. D’autres intègrent l’univers moderne, réel de « l’ici et maintenant ». C’est le choix de Lecrae, qui, explicitement parle du « real », qu’il oppose au « fake ». Ses clips montrent la ville, sa rudesse, mais aussi sa beauté. Ses chansons Tell the World (2012) ou Just Like you (2010) racontent sur le mode personnel du témoignage comment s’extraire du vice et de la déréliction en suivant Jésus et ses disciples sur terre. Le discours tient à la fois de la dénonciation – y compris du rap – et de l’émerveillement que lui inspire son pays et le monde, et la chance d’être béni.

“Now all I see is money, cars, jewels,
Stars
Womanizers, tough guys, guns, knives, and scars,
Drug pushers, thugs, strippers, fast girls, fast life
Everything I wanted and everything I could ask life
If this ain’t living and they lied well,
Guess I married an old wives’ tale”

(Just like you)

Lecrae s’investit réellement dans l’évangélisation. Il est l’un des leaders de l’église baptiste Blueprint à Atlanta et son groupe The 116 clique (en référence au verset Romain 1 :16 « car je n’ai pas honte de l’Évangile ») travaille à propager la musique Gospel. L’artiste met en outre ses talents d’orateurs au service du message évangélique en prononçant volontiers des discours dans les églises, lesquels sont ensuite mis en ligne. Son éloquence fait également partie du charme de ses spectacles. Lors du concert à Bruxelles, il a enjoint son public à s’unir et lui a rappelé la valeur de chaque être humain. Pour ce faire, il a demandé à un spectateur de lui prêter un billet de 10 €, qu’il a ensuite piétiné et insulté. Et de conclure : même lorsque l’homme est écrasé et dévalorisé à l’extrême, sa valeur est inchangée. Point de prêche donc, mais une parole simple, qui en appelle à l’authenticité.

Les témoignages de foi ne prémunissent toutefois pas le chanteur du débat que toute création qui touche à la religion implique toujours concernant son statut : sacré ou non ? En 2012, sa chanson « Church clothes » défraya la polémique, car il y dénonce l’hypocrisie de certains pasteurs. La question relève évidemment de l’autorité de l’énonciateur. À Lecrae, on reprocha ses accointances avec le monde de la musique profane. Pour parer les critiques, Lecrae utilise l’argument que bien d’autres artistes chrétiens ont convoqué avant lui : « My music is not Christian — Lecrae is ». Et de préciser : « And you hear evidence of my faith in my music.»

En dépit de beaucoup de messages universels, la musique de Lecrae n’est pas aisément exportable, les références et la langue sont profondément imprégnées de la culture urbaine américaine, difficilement compréhensible pour un Européen. Les allusions à l’actualité, parfois extrêmement locale et éphémère, accentuent le problème. Il est donc important qu’un réseau de médiateurs s’en charge. Le concert à Bruxelles est dû à la bonne volonté et à l’expérience d’une équipe de quatre bénévoles rassemblés dans la société 2B4, société qui a pour objectif d’organiser des concerts de musique chrétienne en Belgique.

En 2013, elle organisait un premier événement au Cirque royal de Bruxelles, avec le concert de Jeremy Camp. En mai 2014, un second concert, avec Adam Cappa, a été produit à Charleroi, suivi quelque mois plus tard du concert du groupe Leeland. Le but de ces bénévoles est de témoigner de leur foi à l’intérieur comme à l’extérieur de leur communauté en montrant qu’être chrétien signifie être dans le monde, vivre avec les autres, partager les goûts musicaux modernes, de son temps. Ils souhaitent en outre faire connaître des textes qu’ils jugent de qualité. Pour le concert de Lecrae, la promotion s’est faite auprès des organes de presse à la fois grand public (RTBF, RTL, Fun Radio) et plus spécifiquement catholique : Dimanche, Regards chrétiens sur l’actualité, Catho.be, ou la radio française Phare FM.

Force est de contacter que le public rassemblé le 21 mai appartenait à plusieurs générations et origines ethniques et linguistiques. Les deux régions du pays étaient présentes et on pouvait voir dans la salle de nombreux spectateurs d’origine africaine. Les participants venaient-ils en raison de leur affinité avec un chanteur noir africain qui parle énormément des difficultés pour les « blacks » de s’intégrer, de leur goût pour le rap, de leurs croyances religieuses ou encore par simple curiosité ? Il est difficile de répondre à cette question. Mais il est vraisemblable que différents mobiles et facteurs d’identification ont joué. Les sciences humaines ont effet montré que les identités se construisent par strates cumulatives et successives. Les cultures ne sont pas immobiles. Il faut noter, du reste, que le chanteur énonçait un discours particulièrement œcuménique.

Par tradition et héritage, le rap a la vocation et l’ambition d’être hors-la-loi, volonté clairement lisible tant dans son esthétique que dans son répertoire lexical : les jeux de mots, le non-respect de la grammaire par exemple. Cette particularité en fait un art particulièrement malléable et utile dans la traduction constante d’un message religieux, lequel peut en effet puiser dans la dénonciation, voire l’invective, les ressources de sa rhétorique. La religion n’exclut pas la subversion, elle peut même la chérir. Elle est très présente dans le christianisme avec la célèbre parabole des marchands du temple.

Chez Lecrae, elle s’énonce en outre à l’aide d’un passage par la poésie – qui partage avec le rap la rime et le rythme –, pour convoquer Dieu et inscrire la foi dans un récit personnel aux relents très actuels. De la sorte, tout en s’engageant dans la modernité, il utilise tous les moyens séculaires utilisés par les religions pour diffuser leur message et créer du lien entre leurs membres : le chant et sa dimension collective, le rythme et son pouvoir incantatoire, les rimes, faciles à mémoriser. Lors du concert à Bruxelles, si les spectateurs ne comprenaient visiblement pas grand-chose au texte, ils se sont laissés emporter par des paroles dites avec une scansion en adéquation avec une musique hip-hop. Ainsi se créait un sentiment communautaire… début ou accomplissement d’une expérience religieuse.

Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles).


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